Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"On nous fait croire que nos chaînes sont des bijoux"

2 novembre 2018

NOUS LES MONSTRES !

« On peut tout dire, mais les monstres ne meurent pas.

Ce qui meurt [ce qui peut mourir] est la peur qu’ils inspirent… »[1]

 

Le texte que je propose ici est une sorte de paraphrase d’un autre texte de Renaud Maes : « A tous nos monstres »[2], qui fait étrangement écho avec la situation politique, sociale et économique que traverse actuellement le Cameroun, au lendemain des élections présidentielles de 2018. On à faire au Cameroun, à un homme, et derrière lui un système, une machine qui a montré à suffisance qu’elle ne mourra pas. Elle a construit dans la mauvaise foi un dispositif législatif et réglementaire qui encadre les élections au profit de cette seule personne, que ce soit dans les activités préélectorales, avec un corps de lois électorales complètement partiales, injustes et discriminatoires, parfois inconstitutionnelles. Le vote n’est pas en reste, de même que les opérations de comptage des voix. Que dire de la mascarade du contentieux électoral ? Une comédie grotesque, scandaleuse, tant sur le plan de la constitution, des lois nationales et internationales, que sur les principes fondamentaux d’un procès que sont la recherche de la justice, de la vérité, et l’interdiction au juge de refuser de dire le droit, sous prétexte du silence de la loi. Avec les évènements post électoraux et les dérives de toutes sortes, on voit bien que si on s’en doute encore, point n’est plus besoin, parce que les monstres ne mourront pas. Cela n’est pas grave, car en fond sonore, Maes explique que les raisons de l’évocation de nos monstres n’est pas de les tuer, car non seulement ils ne meurent pas, mais « à force de vouloir à tout prix les tuer, on ne voit peut-être plus les monstres et on a un monde de peur »[3].

Cela étant dit, inutile de mentionner que le but n’est donc pas de les tuer, mais de nous affranchir de la peur qu’ils suscitent en nous, car, dépouillés de ladite peur, les monstres ne sont plus des monstres. Non pas parce qu’ils cessent tout à coup leurs pratiques monstrueuses, mais que celles-ci ne nous font plus peur. Là réside tout l’enjeu. Le renversement de toute dictature, la fin de l’apartheid, de la shoah, de l’esclavage n’ont été possibles qu’à partir du moment où des hommes, souvent isolés au départ, ont su faire fi de leurs peurs. Les exemples sont nombreux, de l’ouverture, à Rosa Park, en passant par Martin Luther King, Nelson Mandela, Mohamed Bouazizi même…

Ce que je propose ici est sans doute monstrueux, mais il reste nécessaire, capital pour s’affranchir de cette peur, que nous construisions avec eux, malgré eux ou contre eux, un nécessaire rapport. « Il est possible, il est souhaitable, il est indispensable »². Cependant, ce rapport ne passe pas par ce qui nous est servi actuellement : « La négation, la disparition ou la domestication »². Il ne passe pas non plus par l’aseptisation, l’indolence, la "zombification" dans laquelle on nous oriente, car, en nous plongeant dans ces travers, ils nous enfouissent indéniablement dans la monstruosité. En effet, et cela est sans doute le faible de l’homme, il y a en chacun de nous un monstre qui sommeille.

Il nous revient donc de les écouter. « Écouter les monstres n’est cependant pas simple, car ils ne communiquent pas. Ils ont leurs façons monstrueuses de dire les choses. C’est pour cela qu’il faut ici parler de monstres et pas de criminels, car au-delà du contenu de leurs actes, il y a l’idée d’une incompréhension absolue »². Donc, au-delà des monstres que nous connaissons dans la fiction des films et autres œuvres, qui sont souvent rejetés dans l’angle mort de nos conceptions, il existe bel et bien des monstres réels. Je ne fais même pas référence au monstre impalpable Nietzschéen, mais aux monstres réels et visibles qui composent le corps de ce monstre froid. La couleur du caméléon, un documentaire saisissant d’Andrès Lubbert explique par un exemple précis comment quelqu’un devient un monstre. L’auteur du documentaire cherche à comprendre comment son père a été amené à torturer pour les services secrets chiliens, via un processus de conditionnement dont il a lui-même été la victime. Le seul espoir qui ressort de ce documentaire est par l’exemple de l’auteur qu’il est possible d’échapper à la machine à produire des monstres, par « la force des liens entre humains ». Ariane Bazan indique que nous avons tous en nous la potentialité de devenir des monstres. Que cette potentialité est inhérente à l’être humain. Mais ce qui nous retient d’un basculement dans les formes les plus absolues de violences, c’est la possibilité d’une séduction amenant à tisser les liens avec les autres.

Mais quand je regarde mon pays, mon cher et beau pays, et que je considère « Le lien entre humain », J’ai peur. Ce lien existe-il encore ici ? Ou du moins, le peu de lien qu’il reste va-t-il résister à l’assaut de nos monstres qui nous instrumentalisent, nous étouffent, nous répriment, nous cloisonnent, nous  rejettent, nous humilient, nous isolent ? Si on considère que nous sommes déjà un peu tous sorciers, et donc « sur le chemin de la monstruosité » eu égard à notre assujettissement au modèle capitaliste qui s’effondre sur lui-même et sur nous en même temps ; à notre soumission au chancèlement de la hiérarchie de sexe et du sacré ; par notre rapport à l’environnement ; par notre lien à la citoyenneté et aux communs, nous sommes sans doute un peu plus que cela si en plus de tout ceci, nous convenons avec Ariane Bazan que : « humiliation et isolement produisent des monstres ».

Par tous nos « On va faire comment ? », « On fait avec », « le Cameroun c’est le Cameroun »… nous sommes tous autant que nous sommes des monstres en devenir, qui nous nourrissons du sadisme des autres monstres qui nous terrorisent, quand ces simples exclamations suffisent à nous faire oublier à la vitesse de la lumière que nos proches meurent dans des hôpitaux sous le regard impassible de ceux à qui ils sont confiés, faute d’argent ; quand nous payons plus cher la scolarité de nos enfants à qui on enseigne la pornographie, alors que l’école est censée être gratuite et formatrice et non déformatrice ou déviante ; quand toutes ces personnes qui meurent sur nos routes usées par la faute des patrons qui utilisent abusivement des chauffeurs qu’ils paient en miettes ne nous émeuvent que le temps d’un commentaire zélé ; quand nos droits les plus absolus, les plus fondamentaux, sont bafoués sans commune mesure, et que par devers notre indignation, nous nous résignons, quand nous dormons dans le noir, quand nos diplômes soit nous encombrent, soit nous servent à écraser les autres… Le chômage record des jeunes camerounais, les injustices de toutes sortes, les exclusions… qui nous sont servi à volonté sont les repas qui nourrissent le monstre qui sommeille en nous.

Le tribalisme, au départ argument du bashing politique contre certains partis politiques, par les montres qui n’avaient d’arguments que de diaboliser les concurrents, s’est nourri de nos frustrations et de nos haines. Il en est devenu viral. Aujourd’hui, à longueur de journées, des personnalités de tous bords écument chaines de télévision par des spots télévisés, incompréhensibles, mais surtout tendancieux pour dire non au tribalisme, pour clamer que nous sommes dans un pays en paix. Le feu du tribalisme que nos monstres ont allumés embrasse déjà tout sur sa route, et indifféremment des personnes qu’il croise, nous « monstrifie », tous. Les premiers à force de le croire, en arrivent à se convaincre que le fruit de leurs jeux machiavéliques est un mal social profond. Les autres par révolte et en rébellion à leur « monstrification », se « monstrifient » quand-même, d’une autre façon, par le rejet des premiers, et de tous ceux qui quoique innocents sont assimilés aux monstres.

Maintenant, comment nier encore que les « ambazoniens » sont des monstres que le déni, l’insolence et l’humiliation de nos monstres ont créés. Comment nier encore que Boko-Haram sont les monstres que d’autres monstres sous d’autres cieux, ont créés, et qui ont dans un premier temps trouvé de quoi se gaver (désœuvrement, chômage, « inconsidération », exclusion, abandon, oubli, « déclassification », soumission, exploitation…)  dans nos contrées. Nos monstres les ont donc dans un premier temps nourri, avant de les combattre, dans une lutte dans laquelle nos monstres ont utilisés comme bouclier nos jeunes frères et nos impôts.

En faisant appel à nos monstres dans ce papier, je ne voudrais pas leur donner une audience, mais simplement indiquer que l’on peut, et que l’on doit entrer en dialogue avec eux. Sinon le mal se repend comme une véritable traînée de poudre. Pourtant, si on l’affronte, si on le tutoie, Maes nous rassure : « Ne vous inquiétez pas, on en sort sain et sauf »². L’espoir est donc que par le dialogue avec nos monstres, nous puissions tous, eux et nous, devenir plus humains.



[1] C. Pavese, Dialogue avec Leuco, Gallimard, 1964

[2] R. Maes, « A tous nos monstres », Revue Nouvelles n°5, 2017.

[3] R. Maes et C. Mincke, « Une société au bord de la phobie, La Revue Nouvelle, n°3, 2014 p. 36-38.

Publicité
Publicité
"On nous fait croire que nos chaînes sont des bijoux"
  • Le contexte politique camerounais actuel est construit sur un ensemble d'outils de dominations que nos dirigeants nous présentent comme des parures dorées. Il s'agit pourtant des chaines, des baillons, de menottes, qui nous maintiennent dans la servitude!
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité